Les cahiers de Quovadisart: Apprécier l’art d’aujourd’hui

    1 : La grande casserole de moules (Marcel Broodthaers).

                       Introduction : Pourquoi les ‘ cahiers ’ ?

 Quovadisart inaugure avec ce cahier consacré à ‘La Grande Casserole de Moules’ de Marcel Broodthaers une série d’analyses d’œuvres de ces dernières décennies. Beaucoup de lecteurs nous disent être désemparés devant l’art contemporain. Ils ne le comprennent pas et ont tendance à le rejeter. D’autres cherchent à comprendre mais ne savent pas par où commencer. Il faut dire que l’establishment des galeries ne fait que peu d’efforts pour sortir l’art contemporain d’un petit cercle d’initiés. Il semble se complaire dans une forme de distanciement intello-élitaire et se concentre -avec heureusement quelques exceptions – sur l’aspect commercial. Posez la question sur le qui-comment-pourquoi d’une œuvre exposée dans une grande galerie, on vous regardera de haut et vous aurez neuf fois sur dix un discours sur la valeur d’investissement de l’artiste (… X a exposé à N.Y., Berlin, Shanghai etc.). Par contre beaucoup de musées ou d’institutions font de l’excellent prosélytisme et essaient de guider le spectateur vers une meilleure compréhension.

 

felixLe but des Cahiers est de proposer un parcours d’initiation visant à une burenmeilleure approche de ce qui est proposé dans les espaces liés à l’art contemporain (galeries, musées, foires contemporaines, fondations). Car être confronté sans la moindre initiation aux codes et notions du langage actuel à un tas de bonbons dans un coin ( Felix Gonzales-Torrès) ou à des rayures  ( Daniel Buren) toutes exactement d’une largeur de 8,7 cm doit laisser pantois et se faire poser beaucoup de questions («  est-ce que tout ceci est bien sérieux, cela ne sent-il pas l’imposture?».)

 

 

Repères, codes, préjugés et idées reçues.

 Pour apprécier l’art d’aujourd’hui il faut des repères, une connaissance de quelques œuvres-clés, comprendre les codes et les langages (comme pour lire un livre) et surtout une volonté d’ouverture à l’œuvre sans idées préconçues.

Pour cela il faudra se débarrasser de bon nombre de préjugés, et remettre en question nos conceptions anciennes et rassurantes héritées du XIXième siècle.

Car les temps ont changé et dire qu’on apprécie l’art moderne jusqu’à la période des impressionnistes, revient à dire qu’on adore les automobiles mais pas au-delà de la Ford T. L’artiste ne ressemble plus au peintre maudit décrit par Émile Zola. Il n’est plus comme dans les années ‘20 un iconoclaste, anarchiste et apatride. Aujourd’hui, celui dont on parle est un entrepreneur qui a réussi financièrement et qui délègue le plus souvent l’exécution physique de ses œuvres. On est loin également du temps où il n’y avait que peinture et sculpture et où le monde artistique se confinait à Paris, Berlin ou New York. Les acheteurs ont changé et sont également russes, chinois, arabes. Les ‘riches oisifs’ qui pouvaient consacrer leur temps à la contemplation esthétique et intellectuelle sont remplacés par des acheteurs qui sont ‘dans’ le système de production. Les ‘salons’ ont fait place aux galeries, qui à leur tour ont perdu leur influence au profit des commissaires et curateurs.

Les temps ont changé mais les préjugés restent kyrielle : ‘ce n’est même pas beau’ (en effet, le sens d’une oeuvre prévaut aujourd’hui sur son esthétique ), ‘je peux faire cela moi-même ‘( oui, mais pourquoi ne pas l’avoir fait ?), ‘ce n’est pas produit par l’artiste’ ( en effet, le savoir-faire depuis plus d’un demi siècle est subordonné au concept, à l’idée), ‘ce n’est pas ressemblant’ ( eh oui, il y a eu l’invention de la photographie qui a libéré une nouvelle énergie) etc.…

Il reste que l’art a de tous temps été élitaire ; Cézanne disait que « l’art ne s’adresse qu’à un nombre excessivement restreint d’individus ». Le dernier mouvement qui fut vraiment ‘populaire‘ était le Pop-Art, mais il a rapidement perdu son âme et sombré dans toutes les dérives commerciales dès qu’il a atteint les masses. C’est d’ailleurs en réaction à cette dérive que la scène artistique s’ est fortement ‘intellectualisée’ ; nous y reviendrons.

Un parcours initiatique

Je vous propose de faire ce parcours initiatique au travers d’une série d’œuvres, plutôt que d’une approche historique jonchée de –ismes, néo-, post-, proto- etc. Il y aura évidemment des passages obligatoires (Duchamp Beuys, Pollock, Picasso), des artistes qui donnent la plupart des clés pour la compréhension des œuvres qui seront produites ensuite, mais pour l’essentiel j’essaierai de coller à l’actualité de ce qui est à voir sur la scène belge (comme pour Broodthaers avec son exposition à la fondation Herbert). Le but n’est pas un catalogue d’œuvres, mais de donner des repères, des codes, des clés pour comprendre d’autres œuvres.

Une méthode

Giacometti disait: ‘ il n’y a rien à comprendre, il suffit de regarder ‘.

‘Apprendre à regarder’ est ce que nous allons faire ensemble. Longtemps je suis resté devant beaucoup d’œuvres sans y comprendre grand-chose, jusqu’au jour où je suis tombé sur un petit livre ‘Découvrir & Comprendre l’Art Contemporain‘ d’Alain Bourdié. Ce n’est pas l’oeuvre d’un grand critique à la Walter Benjamin ou Greenberg, mais il m’a énormément aidé, surtout par son approche simple et structurée. On pourrait intituler son approche : ‘ l’observation descriptive’, dont voici le principe :

Quand je me trouve en présence d’une œuvre qui m’intrigue je suis systématiquement la même démarche:

– en premier lieu, partir d’un a priori positif : non, ceci n’est pas insincère ni une imposture ! Ce que je vois ici a parcouru tout un trajet du combattant : critiques, galeristes, curateurs, experts … des gens en principe plus compétents que moi.

– je décris mentalement tout ce que je vois et ceci dans le moindre détail, y compris la façon dont l’oeuvre se présente dans l’espace du musée ou de la galerie, son format, son socle (ou l’absence de socle), les oeuvres qui l’entourent, la présentation au mur ou au sol, la matière … bref, tous les indices qui peuvent ajouter à ma compréhension

– je regarde l’information à ma disposition: le titre (si possible dans la langue originale), la technique, les dimensions, la date, et toute information émanant du musée ou de la galerie.

Le titre – même s’il s’agit de ” sans titre” – donne déjà un premier niveau de signification. La date est importante pour le contexte dans l’histoire des styles et du trajet de l’artiste.

– être à l’écoute de ce qui se passe en moi: le souvenir d’une émotion, d’une image longtemps enfouie, d’un son, d’une couleur … n’importe quelle petite vibration intérieure ou cérébrale.

 

C’est une approche en principe extrêmement simple. Il est cependant surprenant combien d’éléments entrent en compte quand on observe attentivement une œuvre. Dans beaucoup de cas cela fonctionne, mais parfois on reste dans le brouillard ; je visitais récemment une très bonne expo au CAB avec des artistes de la scène de Chicago. J’ai dû avoir recours au livret explicatif car je n’avais aucun repère par rapport aux codes afro-américains ni aux sectes religieuses américaines. Avec la globalisation on est de plus en plus confronté à cette situation, d’où l’intérêt des livrets mis à disposition à l’entrée de ces expositions.

1 : La grande casserole de moules:

MOSSELPOT 

Cette oeuvre emblématique de Marcel Broodthaers de 1966 se trouve à la croisée de beaucoup de chemins et permet d’aborder de façon idéale quelques thèmes principaux de l’art de ces dernières décennies. C’est également le ‘Saint Sébastien’ de l’art contemporain : lâchez le sujet dans une discussion et une pluie de flèches s’abat sur cette œuvre, dont beaucoup au sujet de la notion du prix. C’est donc une œuvre idéale pour inaugurer notre série et trouver quelques clés pour comprendre ce qui suivra dans le demi-siècle à venir.

On y retrouve :

– la fin du modernisme

– le pop-art et l’art conceptuel

– l’héritage de Magritte

– la relation entre texte et image

– l’art et l’idéologie

– les doubles sens, l’ironie, les jeux du non-dit et non-montré.

En regardant attentivement « la grande casserole de moules » et en utilisant la méthode de l’observation descriptive décrite ci-dessus, on peut voir:

– des moules dans une casserole populaire typique des années ‘60 en Belgique

– les moules sont vides

– sur certaines moules il y a des traces de peinture

– elles sont assemblées soigneusement de sorte à faire une structure qui dépasse la casserole

– une date: 1966

– le titre : « La grande casserole de moules »

– l’artiste : Marcel Broodthaers

Voyons ce que nous pouvons déduire de ces quelques éléments .

Nous sommes en 1966. Le pop-art qui a débuté dans les années 50 est déjà sur son retour mais toujours immensément populaire.

Des œuvres de tout acabit et de tout poil fleurissent partout, et le marché de l’art ne s’ est jamais porté aussi bien. Même les contrefaçons se vendent à prix d’or. Tous les grands de ce monde se font faire un portrait Warholien, y compris notre roi Baudouin.

C’était la confirmation de ce que Warhol avait déclaré : « Being good in business is the most fascinating kind of art. Making money is art and working is art and good business is the best art.”

(Être performant en affaires est la forme d’art la plus fascinante. Faire de l’argent est un art, travailler est un art, et les affaires bien conduites sont le summum de l’art).

 Une des stratégies du pop-art était d’utiliser des objets familiers (ou des publicités, des cartoons, des vedettes) pour les hisser au rang d’œuvre d’ art et par ce geste désacraliser un art qui était auparavant réservé aux élites bourgeoises. Ces œuvres ont ainsi également un commentaire critique sur notre société de consommation.

Trois années auparavant Broodthaers avait imprimé sur une invitation à la galerie St-Laurent : ‘moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de 40 ans …. L’idée d’inventer enfin quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail…’

La ‘chose insincère ‘ réfère à la production commerciale du pop-art de l’époque. ‘La grande casserole de moules’ est donc tributaire du pop-art de par son concept d’élever l’ objet le plus banal de la belgitude au rang d’ objet d’ art contemporain et en même temps une critique sur sa commercialisation à outrance.

 Des moules

 Moule a une double signification . Il y a la moule et le moule. Des traductions comme « de mosselpot » ne fonctionnent donc pas.

L’œuvre joue sur ce double sens, mais il y a plus qu’un simple jeu de mots.

Le moule est le symbole du carcan que nous impose la société, des dictats du monde de l’art, de la signification univoque des mots dans la langue.

La moule fascinait Broodthaers car c’est la moule qui forme elle-même son moule, ses règles. Il écrit :

« Cette roublarde a évité le moule de la société.

Elle s’est coulée dans le sien propre.

D’autres, ressemblantes, partagent avec elle l’anti-mer.

Elle est parfaite. »

 Ou encore : « le moule de la moule et est la moule. »

C’est le contenu (l’artiste) qui dicte la forme et non les institutions.

Le thème du moule reviendra également sous d’autres formes comme les coquilles d’œuf .

On se trouve également  en ligne directe avec l’héritage de Magritte avec qui Broodthaers entretenait une solide amitié.

L’année précédente il avait réalisé un théorème qui se référait à ‘la trahison des images’: « une moule cache un moule et vice versa. La pipe de Magritte est le moule de la fumée. »

 

Des moules vides

Les moules sont vides. La casserole de moules est un commentaire sur le vide du monde de l’art belge à l’époque. On peut également y voir une réflexion sur le musée : la moule est le symbole de la vie et est éphémère. Sa coquille est le symbole du musée qui essaye de sauver l’œuvre de l’éphémère.

Des moules assemblées

 Si l’œuvre rappelle en un premier temps Marcel Duchamp, ce n’est pas tout-à-fait un ready-made, ni Dada ni néo-dada. Ce ne sont pas des restes d’un repas mais des moules très soigneusement vidées et assemblées en une sorte de sculpture.

Par-contre en partant de résidus bons pour la poubelle et en les transformant en œuvre d’art il y a bien sûr une métaphore sur le marché de l’art où le vide est proposé  au prix de l’or.

Il est d’ailleurs très possible que ce ne soit pas Broodthaers qui a réalisé l’assemblage des moules car pour lui l’idée ou le concept était bien plus important que l’objet même.

La peinture rouge

 Peindre sur des coquilles de moules au lieu de sur une sacro-sainte toile : Difficile à imaginer un geste plus iconoclaste.

 

Suite dans le prochain cahier avec ‘ Fountain’ de Marcel Duchamp.…