Cahier 2 : FOUNTAIN DE MARCEL DUCHAMP

 

MUTT ET BOUGUEREAU

Regardez bien ces deux images, l’une est une œuvre ‘académique’ de Bouguereau datant de 1879, l’autre est ‘Fountain’ de Marcel  Duchamp datant de 1917.
Entre les deux, à peine 30 ans et le plus grand séisme de l’histoire de l’art !
A l’origine de ce séisme, il y la réaction d’une nouvelle société par rapport aux codes de l’académisme, de ses institutions/salons, de ses jurys. Une révolution contre le ‘bon goût’ officiel. Une révolution militante (Courbet a participé à la destruction de la colonne Vendôme !) contre toutes les valeurs et les normes bourgeoises, avec comme date clé le ‘Salon des Refusés’ ou les artistes pouvaient enfin exposer sans passer par l’approbation d’un jury). Tous les principes ont été remis en question par les vagues successives du Modernisme. Notons au passage que ce travail d’autodestruction a eu lieu principalement en Europe et que ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale que l’Amérique s’est adonnée à l’élimination des restants de références à l’art européen pour se créer (imposer) un nouvel espace artistique.
Pour mettre en perspective cette réaction, il faut comprendre l’objet de la récolte, et donc les principes de l’Art Académique ou son appellation plus dénigrante d’Art Pompier. (Pour le texte qui suit, j’ai repris de larges extraits d’un texte de Marc Verat. Texte complet)acad

Respecter la Hiérarchie des genres : énoncée depuis le XVIIe siècle, les genres en peinture sont classés par ordre de noblesse.

Les plus nobles et prestigieux étant les sujets religieux, historiques ou mythologiques porteur d’un message moral. Ensuite les scènes de la vie quotidienne, appelées « scènes de genre », puis les portraits, les paysages et enfin, en dernière position, la moins intéressante, semble-t-il, la nature-morte. …

Affirmer la supériorité du dessin sur la couleur : cela tient du fait que la ligne n’existe pas dans la nature, l’artiste crée la forme, la profondeur et le relief sur une surface plane, alors que la couleur est présente partout, il n’y a qu’à la retranscrire, elle est donc secondaire. Pour l’Académie, il n’y a pas de peinture sans dessin.

Approfondir l’étude du nu : au travers des études de sculptures antiques et de modèles vivants. L’exercice est au-delà de la copie, il consiste à idéaliser, à sublimer le corps humain…
Préférer le travail en atelier plutôt qu’en plein air : seuls les esquisses et les ébauches sont acceptées pour cette pratique à l’extérieur.
« Achever » ses œuvres : il faut que le rendu ait l’air totalement terminé, pour cela le modelé doit être doux et lisse, les traces de pinceaux disparues. …
« Imiter les anciens et la nature » : la nature à cette époque n’a pas la même signification qu’aujourd’hui. Elle était pour eux la source de beauté de toute chose, donc imiter la nature signifiait imiter le beau. Les œuvres antiques étant considérées encore à cette époque comme l’excellence de l’art, il va de soi qu’en les copiant, on ne peut qu’apprendre à réaliser de belles choses !

Les artistes de l’avant garde clament donc leur autonomie et prennent donc systématiquement le contrepied de toutes ces règles : ils sortent des ateliers pour peindre à l’extérieur (L’Ecole de Barbizon et les Impressionnistes), prennent de la couleur comme point de départ, décodent la lumière (pointillisme), chamboulent la perspective (cubisme), font table rase de la nécessité de l’imitation de la nature, disent adieu aux grands sujets mythologiques ou historiques, travaillent avec des papiers collés, peignent le quotidien et les gens de la rue… On reviendra en détail sur toutes ces évolutions en commentant des œuvres e. a. de Courbet, Manet, Monet, Renoir, Cézanne, Turner et bien d’autres. Il s’est donc installé une logique de ruptures et discontinuités, reposant sur la négation de la tradition et mettant en place le culte de la nouveauté et du changement.
En même temps naissent les premières galeries et un nouveau métier : le critique d’art.

De toutes ces turbulences apparaît alors une œuvre :‘Fountain’ qui dynamitera ce qui restait encore debout et introduira de nouveaux codes qui influenceront tout ce qui suit.
Pour beaucoup de critiques ‘Fountain’ est l’œuvre principale du XXème siècle et certains diront même que vers 1920, tout a été dit et qu’après, on n’a plus fait que tourner en rond et en redites (l’humour en moins !). Opinion à nuancer car quelques belles étoiles vont apparaître au firmament : Pollock, Rothko, Beuys, Richter pour ne nommer qu’eux.

FOUNTAIN de Marcel Duchamp

Commençons par regarder attentivement cette œuvre. Nous pouvons voir :
– un urinoir de fabrication industrielle placé à l’horizontale
– un socle
– une signature : R Mutt
– une date : 1917
– une étiquette indiquant : 1964, Marcel Duchamp et le nom d’une galerie
– une photographie réalisée par Alfred Stieglitz

Que pouvons nous déduire ?
– un urinoir de fabrication industrielle placé à l’horizontale
Il s’agit d’un ‘Ready Made’. L’objet original est un simple article de sanitaire acheté dans un magasin de la société J. L. Mott Iron Works, à New York. La question posée par Duchamp est de savoir si un objet usuel peut devenir un objet d’art. Il a donc pris un objet de mauvais goût, sans aucune esthétique, sans savoir-faire, sans émotion ni expression ni composition et l’a placé à l’horizontale (la première dénomination était ‘Le Bouddha de la salle de bain’). Le titre ‘Fontaine’ est venu de l’entourage de Marcel Duchamp qui l’accepta en vue de l’exposition par la Société des Indépendants de New York.
André Breton le décrira comme ‘un objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste’, et c’est ainsi qu’il est habituellement interprété dans la littérature. Nous verrons que c’est plus complexe que cela.
– un socle
Le socle est indissociable de l’institution muséale et positionne l’urinoir en tant que sculpture.
– une signature : R. Mutt
Duchamp a utilisé un pseudonyme : il y a donc un jeu de cache-cache et d’identités à découvrir. Mutt provient de Mott qui était le fabriquant. R est l’abréviation de Richard avec toutes les connotations liées à ce prénom.
– une date : 1917
Nous sommes dans un contexte de guerre mondiale qui a vu naître des mouvements de révolte/repli par rapport à ce massacre, dément à l’échelle industrielle. Parmi ces mouvements, on trouve Dada avec une philosophie de tabula rasa et de dérision.
– une étiquette indiquant : 1964, Marcel Duchamp et le nom d’une galerie
L’original est perdu. Ce qu’on voit sont toutes des reproductions non de l’original, mais de la photographie d’Alfred Stieglitz. Duchamp a donc autorisé de son vivant trois galeries à réaliser des répliques. L’ironie est que ces copies ont été façonnées à la main et sont donc plutôt des sculptures et une inversion du concept même du ‘Ready Made’.
– une photographie par Alfred Stieglitz
Stieglitz était LE photographe, la star des stars. Duchamp a donc fait photographier l’objet le plus insignifiant par le plus grand photographe newyorkais de l’époque.

dada_newyork_07-1Nous arrivons ici au cœur de l’œuvre, car l’importance de ‘Fountain’ est le protocole minutieusement mis en scène pour faire valider un simple urinoir en œuvre d’art.

Voici le scénario rusé et presque diabolique de ‘Fountain’ (de larges extraits proviennent de Wikipedia. Il est digne du meilleur polar :

Acte 1 : Marcel Duchamp est à cette époque membre directeur de la Société des Artistes Indépendants de New York (Society of Independent Artists, SIA) dont son ami Walter Arensberg est le directeur administratif. Le principe de la société, fondée en décembre 1916, est que tout artiste peut en devenir membre en remplissant un simple formulaire. Il n’y a « ni jury, ni récompense », tout comme pour la Société des Artistes Indépendants de Paris fondée en 1884, laquelle avait, par ailleurs, en 1912, refusé le tableau de Duchamp ‘Nu descendant un escalier’.

Pour son premier Salon, qui se tient à New York à partir du 9 avril 1917, la Société américaine autorise librement tout membre à exposer l’objet de son choix moyennant un droit s’élevant à six dollars : en principe, aucun artiste ne pouvait être refusé pour raisons esthétiques.
Dans ces conditions, Duchamp décide d’envoyer sous le pseudonyme de « R. Mutt » un urinoir en porcelaine comme sculpture destinée à l’exposition. L’auteur masqué passe alors pour un artiste parfaitement inconnu, originaire de Philadelphie et personne ne reconnaît Duchamp derrière ce nom.

Acte 2 : « L’appareil sanitaire » envoyé par R. Mutt n’est pas exposé au prétexte que « sa place n’est pas dans une exposition d’art et que ce n’est pas une œuvre d’art, selon quelque définition que ce soit ». La décision est prise par William Glackens, le président de la SIA, au terme d’un vote à la majorité qui a réuni les membres du comité directeur, la veille du vernissage, contrairement au principe suivant lequel il n’y a pas de jury.

Acte 3 : au moment où Duchamp apprend que l’objet de Richard Mutt est refusé, il démissionne du comité directeur de la société — sans dévoiler toutefois son lien avec R. Mutt — et Arensberg fait de même. L’exposition se déroula normalement et avec succès, et personne, jusqu’à la clôture, ne vit l’urinoir.

Acte 4 : la presse newyorkaise fait certes écho à l’affaire, mais la polémique s’enclenche seulement à la suite de la publication d’un article anonyme paru dans ‘The Blind Man’, une revue satirique fondée à l’occasion du Salon par Duchamp, Henri-Pierre Roché et Beatrice Wood : ‘The Richard Mutt Case’. En défense à R. Mutt, il y est écrit : « Les seules œuvres d’art que l’Amérique ait données sont ses tuyauteries et ses ponts ». L’argument consiste à démontrer que l’important n’est pas que Mutt ait fabriqué cette sculpture avec ses mains ou non, mais qu’il ait choisi un objet de la vie quotidienne en lui retirant sa valeur d’usage avec un nouveau titre et un nouveau point de vue ; la création peut donc s’exprimer à travers une nouvelle pensée/vision de l’objet.
E17316Acte 5 : à la demande de Duchamp et de ses amis, Alfred Stieglitz réalise pour ‘The Blind Man’ une photographie de la Fontaine. Elle est prise devant un tableau de Marsden Hartley représentant des combattants (‘The Warriors’, 1913) alors que les États-Unis viennent d’entrer en guerre au nom du combat pour la démocratie. Ce document photographique constitue à ce jour la seule trace de « l’objet d’exposition refusé par les Indépendants » lors de l’exposition de 1917. Duchamp renonce à organiser un Salon des Refusés, dont ’Fontaine’ serait l’unique élément. Stieglitz expose un temps l’objet de Richard Mutt dans sa galerie newyorkaise, 291, où la photographie a été prise.

Acte 6 : les répliques de Fontaine ayant été officiellement attribuées à l’auteur du ‘Nu descendant un escalier’, l’objet refusé en 1917 par la Société des Artistes Indépendants entame, après 1945 une nouvelle carrière. À la faveur d’un retournement historique, il trouve une pleine reconnaissance dans le monde de l’art et passe bientôt pour le nouveau paradigme de l’œuvre d’art.

Après Marcel Duchamp, rien ne sera plus pareil. Le savoir-faire fait place à l’idée, le processus intellectuel. Le Pop art utilisera le concept des ‘ready made’ et l’art conceptuel fera amplement référence à Duchamp.
Selon les termes de Harold Rosenberg, l’art se dé-définit, c’est-à-dire perd sa définition et se dés-esthétise, c’est-à-dire perd ses composantes esthétiques de plaisir et de beauté. Il va également se dé-matérialiser. On ne parvient plus à le définir et ce qui se présente encore comme art ne prétend plus produire d’expériences esthétiques au sens de l’expérience traditionnelle consacrée de la beauté, du sublime ou de l’invention. Après Duchamp, on approprie, cite, ironise, déconstruit, récupère, transforme, détourne…
Nous reviendrons abondament sur ces notions et stratégies ‘subversives’.

 

( sources utilisées pour ce cahier: principalement  Yves Michaud – L’art à l’état gazeux et Gilles Lipovetsky – L’art du vide)